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27 juin 2016 1 27 /06 /juin /2016 08:53

TRAHISON A L’ENA DU MULTILINGUISME ET DE LA LANGUE FRANCAISE PAR LES ELITES !

 

Paris, le 23 juin 2016

 

A l’attention de Madame Annick GIRARDIN, Ministre de la Fonction publique

 

Copie à : Mme Nathalie LOISEAU, directrice de l’ENA

 

Objet : Lettre ouverte – Réforme du concours d’entrée à l’ENA rendant l’anglais

obligatoire : trahison du multilinguisme qui dessert l’ENA et menace, à terme, la langue

française

 

Madame la Ministre,

 

Je tiens à attirer votre attention sur la communication trompeuse qui a été faite par votre

ministère sur le multilinguisme à l’ENA lors de la réforme de l’épreuve de langues au

concours d’entrée rendant l’anglais obligatoire et langue étrangère unique. L’arrêté du 16

avril 2014 pris par votre prédécesseur a pour effet que l’anglais sera (à partir de 2018) la

seule et unique langue étrangère que les candidats devront maîtriser pour entrer à l’ENA. La

communication de votre ministère sur le multilinguisme, une fois entré à l’ENA, relève à mon

sens de l’hypocrisie (cf. la réponse du ministère de la Décentralisation et de la Fonction

publique publiée dans le JO Sénat du 12/11/2015 mentionnant « l’enjeu essentiel des

langues étrangères dans un cadre européen »). Dans cette communication, il n’est pas

mentionné que le signal fort donné par votre ministère à l’ensemble du monde de

l’enseignement secondaire et universitaire est le suivant : il est dorénavant inutile

d’apprendre une autre langue que l’anglais pour entrer à l’ENA. Il en résulte une incitation

très forte à poursuivre dans la voie de l’unilinguisme anglais et une démotivation pour les

élèves d’apprendre dans l’enseignement secondaire une autre langue que l’anglais puisque

les autres langues ne servent à rien ! La réponse du ministère sur l’apprentissage des langues

étrangères -mais seulement une fois entré à l’ENA !- est donc l’arbre qui cache la forêt

d’une trahison du multilinguisme.

 

Rendre l’anglais langue obligatoire unique au concours d’entrée n’envoie pas un signal

d’ouverture de l’ENA. L’ENA est présentée par sa directrice1 comme une « grande école de

management public française ». Pourtant HEC grande école, une référence en matière

d’école de management des entreprises privées, maintient deux langues étrangères

obligatoires au concours d’entrée. HEC a réalisé depuis longtemps que dans le domaine des

affaires, la seule langue internationale qui vaut, c’est celle de l’acheteur ! Imposer l’anglais

1 Interview de N. LOISEAU dans Les Echos (22/03/2016)

au concours d’entrée comme seule langue étrangère, c’est oublier que la diversité

linguistique permet l’ouverture sur le monde. A l’inverse, faire valoir le multilinguisme au

concours d’entrée à l’ENA, c’est envoyer un signal d’ouverture aux pays membres de la

Francophonie et aux autres pays étrangers non-anglophones partenaires de l’école et

pourvoyeurs d’étudiants notamment au Cycle International Long, en leur montrant que leurs

langues ne sont pas supprimées du concours et qu’elles ne valent pas moins que l’anglais.

 

La maîtrise de la langue anglaise est nécessaire au haut fonctionnaire ; mais ce n’est pas

une raison pour promouvoir cette langue indûment. Pour le journaliste Jean-Pierre ROBIN2,

certes « le besoin d’un langage international est de toute époque », mais par cette réforme

du concours d’entrée, « la France fait tout son possible pour la suprématie de l’anglais ».

A titre d’illustration, je citerais le discours introductif de la directrice de l’ENA tenu en anglais

lors de la journée de rencontre entre l’ENA et l’université allemande DUV Speyer3. Si le

thème de la journée de rencontre était « comment aller au-delà de nos spécificités

nationales pour augmenter la coopération ? »4, le discours introductif de la directrice tenu

en anglais suggérait, il me semble, la réponse: en reniant nos spécificités et nos identités

linguistiques! Certes 17 étudiants américains étaient présents dans la salle. Mais il s’agissait,

sauf erreur de ma part, d’étudiants à la DUV Speyer qui ont fait le choix de venir étudier en

Allemagne. Pourquoi donc les 195 élèves allemands, français et étrangers, francophones et

germanophones ont dû écouter un discours introductif en anglais ? Heureusement, la

journée a été conclue par un discours de Jérôme CLEMENT, ancien fondateur et président du

directoire de la chaîne de télévision ARTE, en français et traduit en allemand simultané, qui a

notamment rappelé l’importance du respect des spécificités linguistiques. Comme le

linguiste et Professeur au Collège de France Claude HAGEGE l’a récemment écrit5 « la langue

internationale, c’est la traduction ».

 

Les arguments avancés par votre ministère6 pour justifier l’anglais obligatoire au concours

d’entrée sur les thèmes de l’économie budgétaire et de l’égalité de traitement sont

difficilement recevables. Argument 1 : votre ministère justifie cette réforme par la nécessité

pour les futurs hauts fonctionnaires de disposer d’un niveau d’anglais minimal à la sortie de

l’école. Contre-argument 1: il suffit d’imposer ce niveau minimal d’anglais à la sortie de

l’école et non pas à l’entrée ! En outre, cela permettrait de davantage rétribuer les efforts

faits pendant la scolarité et rendus possibles grâce à l’excellente équipe pédagogique du

département des langues de l’ENA.

Argument 2 : votre ministère justifie cette réforme pour assurer l’égalité de traitement entre

les candidats. Contre-argument 2 : de quelle égalité de traitement parle-t-on dès lors que

des élèves issus du concours externe ayant étudié dans des Instituts d’Etudes Politiques sont

partis en échange dans des pays anglophones, tandis que d’autres sont partis en pays

lusophones, hispanophones, ou germanophones ? De même pour les élèves issus du

troisième concours : certains ont travaillé huit ans au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou en

entreprise anglo-saxonne, tandis que d’autres ont travaillé dans une entreprise française

2 Le Figaro, article du 23/02/2016, http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/02/23/31002-

20160223ARTFIG00358-la-france-fait-tout-son-possible-pour-la-suprematie-de-l-anglais.php

3 Le 10 juin 2015 dans les locaux de l’ENA à Strasbourg

4 Traduit du programme de la journée, édité en anglais

5 L’Express, le 28/03/2012, http://www.lexpress.fr/culture/livre/claude-hagege-imposer-sa-langue-c-estimposer-

sa-pensee_1098440.html

6 La réponse de votre prédécesseur publiée au JO Sénat du 12/11/2015

agissant sur le seul marché français. Il est donc manifeste que, dans les nouvelles conditions

de concours, les candidats n’ayant pas séjourné en pays anglophone ou travaillé dans des

entreprises anglo-saxonnes se voient traités de manière inégale.

Argument 3 : votre ministère justifie cette réforme au vu des difficultés d’organisation et des

coûts supplémentaires que génère l’organisation des épreuves de langue. Contre-argument

3 : d’une part ces coûts sont très faibles et l’économie avancée ne vaut pas pour les

épreuves de langue à l’oral qui coûteront toujours autant d’heures de vacation, même avec

une langue unique; d’autre part, l’argument des coûts est trop souvent évoqué par celles et

ceux qui veulent promouvoir l’anglo-américain comme langue universelle et voir disparaitre

les langues nationales (à ce titre, le journaliste Jean QUATREMER rappelle que pour le

fonctionnement des institutions de l’UE avec 23 langues officielles, le coût de la traduction

n’est que de 60 centimes d’euros par an et par citoyen européen7); enfin, avancer

l’argument économique c’est oublier que l’homme européen ne vit pas que de pain, mais

aussi de sa langue, de sa culture et de son identité. Utiliser l’argument économique, c’est

mélanger le bien commun avec le bien marchand.

 

Cette trahison du multilinguisme est un coup fatal porté à la langue française alors qu’il

conviendrait de remettre la langue anglaise à sa juste place. Si l’ENA a quitté Paris pour

s’implanter à Strasbourg, c’était notamment pour contribuer au rayonnement de la langue

française, de la pensée française à Strasbourg au coeur de l’Europe, et non pas pour

contribuer à l’américanisation de l’Europe. L’ENA doit être un phare francophone sur le Rhin,

ouvert au multilinguisme : elle doit briller de tous ses feux par son excellence « à la

française » et non pas se coucher devant l’anglo-américain. D’ailleurs il est nécessaire -

comme l’ont suggéré Claude HAGEGE et Maurice DRUON, ancien Secrétaire perpétuel de

l’Académie française- de rappeler les inconvénients de la langue anglaise du fait de son

imprécision, notamment sur le plan administratif et juridique (à titre d’exemple, la

résolution 242 de l’ONU dans le conflit israélo-palestinien ; ou cet accident d’avion survenu

le 29 décembre 1972 en Floride suite à la réponse de la tour de contrôle « turn left, right

now !»). Votre ministère devrait donc laisser et remettre l’anglais à sa juste place, plutôt

que lui dérouler le tapis rouge.

 

Cette réforme va à l’encontre du multilinguisme souhaité et pratiqué dans l’Union

Européenne. Dans les traités, la politique linguistique de l’UE a pour objectif le

multilinguisme. D’ailleurs l’Union européenne -comme la quasi-totalité des Etats membres

de l’ONU à deux exceptions près dont les Etats-Unis- a adhéré à la convention de l’UNESCO

d’octobre 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles

dont le préambule rappelle que « la diversité linguistique est un élément fondamental de la

diversité culturelle ». La Commission européenne cherche à promouvoir l’apprentissage des

langues avec pour ambition que chaque citoyen maîtrise au moins deux langues étrangères

en plus de sa langue maternelle. Plusieurs institutions de l’UE ont plusieurs langues de

travail : la Commission et l’Office européen des brevets utilisent trois langues officielles

(l’anglais, le français et l’allemand) ; le Parlement européen se doit d’assurer un

multilinguisme intégral pour l’ensemble des séances plénières, etc. Dès lors, réserver une

place à part à l’anglais - notamment par rapport à l’allemand- ne se justifie nullement.

7 Libération, le 20/04/2016, http://www.liberation.fr/planete/2016/04/20/le-jeu-dangereux-d-une-ueanglophone_

1447552

 

En conclusion cette réforme, comme les réactions très vives l’ont montré, dessert le

multilinguisme et, par conséquent, la langue française. Cette réforme ne contribue pas au

rayonnement international de l’ENA et n’envoie pas un message d’ouverture, mais bien au

contraire un message de soumission de la haute administration française à Washington et

au monde anglo-saxon.

Je me tiens à votre disposition, Madame la Ministre, pour toute précision que vous

souhaiteriez recevoir de ma part et vous prie de croire en l’assurance de ma très haute

considération.

 

 

Xavier ROUSSET

Marc Rousset

Jacques Julliard dans l'article du Figaro "Brexit linguistique" daté du 4/7/2016 défend les mêmes idées !

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