TRAHISON A L’ENA DU MULTILINGUISME ET DE LA LANGUE FRANCAISE PAR LES ELITES !
Paris, le 23 juin 2016
A l’attention de Madame Annick GIRARDIN, Ministre de la Fonction publique
Copie à : Mme Nathalie LOISEAU, directrice de l’ENA
Objet : Lettre ouverte – Réforme du concours d’entrée à l’ENA rendant l’anglais
obligatoire : trahison du multilinguisme qui dessert l’ENA et menace, à terme, la langue
française
Madame la Ministre,
Je tiens à attirer votre attention sur la communication trompeuse qui a été faite par votre
ministère sur le multilinguisme à l’ENA lors de la réforme de l’épreuve de langues au
concours d’entrée rendant l’anglais obligatoire et langue étrangère unique. L’arrêté du 16
avril 2014 pris par votre prédécesseur a pour effet que l’anglais sera (à partir de 2018) la
seule et unique langue étrangère que les candidats devront maîtriser pour entrer à l’ENA. La
communication de votre ministère sur le multilinguisme, une fois entré à l’ENA, relève à mon
sens de l’hypocrisie (cf. la réponse du ministère de la Décentralisation et de la Fonction
publique publiée dans le JO Sénat du 12/11/2015 mentionnant « l’enjeu essentiel des
langues étrangères dans un cadre européen »). Dans cette communication, il n’est pas
mentionné que le signal fort donné par votre ministère à l’ensemble du monde de
l’enseignement secondaire et universitaire est le suivant : il est dorénavant inutile
d’apprendre une autre langue que l’anglais pour entrer à l’ENA. Il en résulte une incitation
très forte à poursuivre dans la voie de l’unilinguisme anglais et une démotivation pour les
élèves d’apprendre dans l’enseignement secondaire une autre langue que l’anglais puisque
les autres langues ne servent à rien ! La réponse du ministère sur l’apprentissage des langues
étrangères -mais seulement une fois entré à l’ENA !- est donc l’arbre qui cache la forêt
d’une trahison du multilinguisme.
Rendre l’anglais langue obligatoire unique au concours d’entrée n’envoie pas un signal
d’ouverture de l’ENA. L’ENA est présentée par sa directrice1 comme une « grande école de
management public française ». Pourtant HEC grande école, une référence en matière
d’école de management des entreprises privées, maintient deux langues étrangères
obligatoires au concours d’entrée. HEC a réalisé depuis longtemps que dans le domaine des
affaires, la seule langue internationale qui vaut, c’est celle de l’acheteur ! Imposer l’anglais
1 Interview de N. LOISEAU dans Les Echos (22/03/2016)
au concours d’entrée comme seule langue étrangère, c’est oublier que la diversité
linguistique permet l’ouverture sur le monde. A l’inverse, faire valoir le multilinguisme au
concours d’entrée à l’ENA, c’est envoyer un signal d’ouverture aux pays membres de la
Francophonie et aux autres pays étrangers non-anglophones partenaires de l’école et
pourvoyeurs d’étudiants notamment au Cycle International Long, en leur montrant que leurs
langues ne sont pas supprimées du concours et qu’elles ne valent pas moins que l’anglais.
La maîtrise de la langue anglaise est nécessaire au haut fonctionnaire ; mais ce n’est pas
une raison pour promouvoir cette langue indûment. Pour le journaliste Jean-Pierre ROBIN2,
certes « le besoin d’un langage international est de toute époque », mais par cette réforme
du concours d’entrée, « la France fait tout son possible pour la suprématie de l’anglais ».
A titre d’illustration, je citerais le discours introductif de la directrice de l’ENA tenu en anglais
lors de la journée de rencontre entre l’ENA et l’université allemande DUV Speyer3. Si le
thème de la journée de rencontre était « comment aller au-delà de nos spécificités
nationales pour augmenter la coopération ? »4, le discours introductif de la directrice tenu
en anglais suggérait, il me semble, la réponse: en reniant nos spécificités et nos identités
linguistiques! Certes 17 étudiants américains étaient présents dans la salle. Mais il s’agissait,
sauf erreur de ma part, d’étudiants à la DUV Speyer qui ont fait le choix de venir étudier en
Allemagne. Pourquoi donc les 195 élèves allemands, français et étrangers, francophones et
germanophones ont dû écouter un discours introductif en anglais ? Heureusement, la
journée a été conclue par un discours de Jérôme CLEMENT, ancien fondateur et président du
directoire de la chaîne de télévision ARTE, en français et traduit en allemand simultané, qui a
notamment rappelé l’importance du respect des spécificités linguistiques. Comme le
linguiste et Professeur au Collège de France Claude HAGEGE l’a récemment écrit5 « la langue
internationale, c’est la traduction ».
Les arguments avancés par votre ministère6 pour justifier l’anglais obligatoire au concours
d’entrée sur les thèmes de l’économie budgétaire et de l’égalité de traitement sont
difficilement recevables. Argument 1 : votre ministère justifie cette réforme par la nécessité
pour les futurs hauts fonctionnaires de disposer d’un niveau d’anglais minimal à la sortie de
l’école. Contre-argument 1: il suffit d’imposer ce niveau minimal d’anglais à la sortie de
l’école et non pas à l’entrée ! En outre, cela permettrait de davantage rétribuer les efforts
faits pendant la scolarité et rendus possibles grâce à l’excellente équipe pédagogique du
département des langues de l’ENA.
Argument 2 : votre ministère justifie cette réforme pour assurer l’égalité de traitement entre
les candidats. Contre-argument 2 : de quelle égalité de traitement parle-t-on dès lors que
des élèves issus du concours externe ayant étudié dans des Instituts d’Etudes Politiques sont
partis en échange dans des pays anglophones, tandis que d’autres sont partis en pays
lusophones, hispanophones, ou germanophones ? De même pour les élèves issus du
troisième concours : certains ont travaillé huit ans au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou en
entreprise anglo-saxonne, tandis que d’autres ont travaillé dans une entreprise française
2 Le Figaro, article du 23/02/2016, http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/02/23/31002-
20160223ARTFIG00358-la-france-fait-tout-son-possible-pour-la-suprematie-de-l-anglais.php
3 Le 10 juin 2015 dans les locaux de l’ENA à Strasbourg
4 Traduit du programme de la journée, édité en anglais
5 L’Express, le 28/03/2012, http://www.lexpress.fr/culture/livre/claude-hagege-imposer-sa-langue-c-estimposer-
sa-pensee_1098440.html
6 La réponse de votre prédécesseur publiée au JO Sénat du 12/11/2015
agissant sur le seul marché français. Il est donc manifeste que, dans les nouvelles conditions
de concours, les candidats n’ayant pas séjourné en pays anglophone ou travaillé dans des
entreprises anglo-saxonnes se voient traités de manière inégale.
Argument 3 : votre ministère justifie cette réforme au vu des difficultés d’organisation et des
coûts supplémentaires que génère l’organisation des épreuves de langue. Contre-argument
3 : d’une part ces coûts sont très faibles et l’économie avancée ne vaut pas pour les
épreuves de langue à l’oral qui coûteront toujours autant d’heures de vacation, même avec
une langue unique; d’autre part, l’argument des coûts est trop souvent évoqué par celles et
ceux qui veulent promouvoir l’anglo-américain comme langue universelle et voir disparaitre
les langues nationales (à ce titre, le journaliste Jean QUATREMER rappelle que pour le
fonctionnement des institutions de l’UE avec 23 langues officielles, le coût de la traduction
n’est que de 60 centimes d’euros par an et par citoyen européen7); enfin, avancer
l’argument économique c’est oublier que l’homme européen ne vit pas que de pain, mais
aussi de sa langue, de sa culture et de son identité. Utiliser l’argument économique, c’est
mélanger le bien commun avec le bien marchand.
Cette trahison du multilinguisme est un coup fatal porté à la langue française alors qu’il
conviendrait de remettre la langue anglaise à sa juste place. Si l’ENA a quitté Paris pour
s’implanter à Strasbourg, c’était notamment pour contribuer au rayonnement de la langue
française, de la pensée française à Strasbourg au coeur de l’Europe, et non pas pour
contribuer à l’américanisation de l’Europe. L’ENA doit être un phare francophone sur le Rhin,
ouvert au multilinguisme : elle doit briller de tous ses feux par son excellence « à la
française » et non pas se coucher devant l’anglo-américain. D’ailleurs il est nécessaire -
comme l’ont suggéré Claude HAGEGE et Maurice DRUON, ancien Secrétaire perpétuel de
l’Académie française- de rappeler les inconvénients de la langue anglaise du fait de son
imprécision, notamment sur le plan administratif et juridique (à titre d’exemple, la
résolution 242 de l’ONU dans le conflit israélo-palestinien ; ou cet accident d’avion survenu
le 29 décembre 1972 en Floride suite à la réponse de la tour de contrôle « turn left, right
now !»). Votre ministère devrait donc laisser et remettre l’anglais à sa juste place, plutôt
que lui dérouler le tapis rouge.
Cette réforme va à l’encontre du multilinguisme souhaité et pratiqué dans l’Union
Européenne. Dans les traités, la politique linguistique de l’UE a pour objectif le
multilinguisme. D’ailleurs l’Union européenne -comme la quasi-totalité des Etats membres
de l’ONU à deux exceptions près dont les Etats-Unis- a adhéré à la convention de l’UNESCO
d’octobre 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles
dont le préambule rappelle que « la diversité linguistique est un élément fondamental de la
diversité culturelle ». La Commission européenne cherche à promouvoir l’apprentissage des
langues avec pour ambition que chaque citoyen maîtrise au moins deux langues étrangères
en plus de sa langue maternelle. Plusieurs institutions de l’UE ont plusieurs langues de
travail : la Commission et l’Office européen des brevets utilisent trois langues officielles
(l’anglais, le français et l’allemand) ; le Parlement européen se doit d’assurer un
multilinguisme intégral pour l’ensemble des séances plénières, etc. Dès lors, réserver une
place à part à l’anglais - notamment par rapport à l’allemand- ne se justifie nullement.
7 Libération, le 20/04/2016, http://www.liberation.fr/planete/2016/04/20/le-jeu-dangereux-d-une-ueanglophone_
1447552
En conclusion cette réforme, comme les réactions très vives l’ont montré, dessert le
multilinguisme et, par conséquent, la langue française. Cette réforme ne contribue pas au
rayonnement international de l’ENA et n’envoie pas un message d’ouverture, mais bien au
contraire un message de soumission de la haute administration française à Washington et
au monde anglo-saxon.
Je me tiens à votre disposition, Madame la Ministre, pour toute précision que vous
souhaiteriez recevoir de ma part et vous prie de croire en l’assurance de ma très haute
considération.
Xavier ROUSSET